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Laideurs
Assise dans sa voiture de location, dans le stationnement du collège, Marie appela les parents de Sarah Michaud. La mère répondit. Elle lui demanda si elle serait disponible cet après-midi pour un entretien à propos de sa fille. En entendant le nom du journal, la mère accepta immédiatement. Marie fixa un rendez-vous dans trois heures. Ça lui laisserait le temps d’explorer un peu les environs du collège, puis de se rendre chez les parents.
Elle pianota sur le GPS pour obtenir le trajet vers Saint-Mathieu. Elle prit ensuite une carte routière afin de vérifier les dires de la machine. Elle avait toujours eu une peur maladive de se perdre. Petite, elle demandait sans cesse à ses parents s’ils étaient certains d’être sur le bon chemin. Devenue adulte, elle avait appris à conduire, mais n’appréciait pas tellement l’exercice. Trop peur de se perdre, surtout sur les petites routes de campagne. En conséquence, elle vérifiait toujours plusieurs fois les trajets qu’elle avait à parcourir sur la carte et le GPS.
Rivière-aux-Trembles était le prototype de la petite ville de province, se dit-elle en arpentant les rues avoisinantes. Un vieux centre, la place Fillion, quelques commerces de bon goût. Aux alentours, des rues abritant de belles demeures anciennes. Les notaires, les avocats et les médecins habitaient sûrement tous ce coin de la ville. Charmantes rues larges et ombragées par des arbres âgés, assez près de la rivière qui avait donné son nom à la ville. Tout près, aussi, du collège privé qui était situé sur le bord du cours d’eau. On y faisait une assez jolie patinoire l’hiver, qui s’étendait sur plusieurs kilomètres.
Le collège était un ancien séminaire dominicain, repris, il y a dix ans, par des laïcs, qui en avaient préservé l’excellente réputation. Les rejetons de la bonne société de Rivière-aux-Trembles allaient tous à cette école, sauf les quelques moutons noirs, qui, eux, se retrouvaient à l’autre bout de la ville, à la polyvalente Ernest-Béland.
Ça, c’était l’autre centre-ville, le neuf. Un gros centre commercial et, à côté, l’un de ces détestables power centers, avec leurs commerces géants et leurs stationnements grands comme des lacs. Il y avait aussi, à proximité, une grosse usine de plastique, autour de laquelle avaient poussé des quartiers nettement plus modestes, petits bungalows et condos dans des tours d’habitation. Un autre monde, à quelques kilomètres des rues ombragées de la vieille ville. Là, seuls quelques rejetons réussissaient à gravir les marches du collège privé.
Sarah Michaud, elle, n’appartenait à aucun de ces deux univers. Elle venait de Saint-Mathieu, un tout petit village à cinquante kilomètres de Rivière-aux-Trembles.
Une heure et quart par les petites routes, et probablement beaucoup plus en autobus scolaire, qu’elle empruntait matin et soir.
Marie se mit en route. Distraite par un compte rendu à la radio des statistiques de Jaroslav Halak devant le filet, elle faillit dépasser le village sans le voir. Il faut dire que Saint-Mathieu n’avait de village que le nom. Là où la grand-route croisait le cinquième rang, il y avait un garage, un bâtiment de tôle, gris et laid, et un dépanneur. Quelques jeunes traînaient sur le perron, leurs vélos, curieusement beaucoup trop petits pour leurs grands corps d’ados, jetés çà et là sur l’asphalte. Un peu plus haut, vers la gauche, une église et un bureau de poste. Une minuscule salle communautaire.
Zéro charme. Zéro attraction touristique. Un simple accident sur une carte géographique.
L’église était « moderne », en brique brune. La salle communautaire était recouverte d’une tôle beige. Le long du cinquième rang, même les fermes n’arrivaient pas à imprimer au paysage un côté bucolique. On y trouvait des machines rouillées, des champs de boue où ruminaient des vaches et des maisons en fausse pierre des champs. On aurait dit que toute la laideur du monde s’était donné rendez-vous à Saint-Mathieu.
La résidence des Michaud était une maison mobile blanc et noir. Elle semblait avoir été posée au hasard sur un grand terrain vague. Pas un arbre. Pas une fleur. Tout près, la grange du voisin, en état de décrépitude avancée, laissait battre un grand pan de tôle déclouée. Agité par le vent, le morceau de métal cognait sur le mur. Clang, clang. De temps en temps, pliée par un souffle contraire, la tôle émettait un son étrange, le cri d’une bête métallique.
Bonjour l’ambiance, se dit-elle.
Elle gara sa voiture dans l’entrée, remarquant la motocyclette appuyée sur une béquille, tout près de la maison. Derrière, elle apercevait une corde à linge attachée à un poteau. Des t-shirts noirs style motard y étaient suspendus. Des bandanas. Des dessous rouges. Et aussi de petits vêtements de fille. Sarah Michaud avait donc une sœur plus jeune.
Elle frappa à la porte. Un homme baraqué, crâne rasé, bras tatoués, ouvrit.
— C’est vous, la journaliste ?
Le ton était peu aimable.
Clang, clang.
Une femme, plutôt petite et très jolie, se matérialisa à ses côtés. Elle lui serra la main. Poignée de main ferme.
— Vous êtes madame Dumais. Je suis la mère de Sarah. Marie-Ève Tremblay. Lui, c’est Patrick Demers, dit-elle en désignant le gros motard.
Elle l’invita à entrer. Le motard s’écarta avec un regret manifeste.
En entrant dans la maison mobile, Marie embrassa la demeure d’un regard. Elle était devenue experte dans l’art de prendre rapidement la mesure d’un lieu. Celui-ci était éloquent. Le logis était à peine plus grand qu’une roulotte. Au centre, une table, où seulement quatre personnes pouvaient s’asseoir serrées. Un petit comptoir, des appareils électroménagers format réduit, des armoires de poupée, dont on se demandait ce qu’elles pouvaient bien contenir. Une télévision.
À une extrémité, une chambre, celle des filles vu les appliques roses sur la porte. À l’autre bout, une autre pièce, où, sur la porte, était affichée une pin-up en maillot rouge, qui enfourchait une Harley-Davidson de façon suggestive. La chambre des maîtres. Si tant est que cette appellation surannée qui évoquait des tourelles, des boiseries et des lustres puisse convenir à cet endroit.
C’est ici qu’avait vécu Sarah Michaud. Avec une mère, un beau-père motard et une jeune demi-sœur. Tout en lui parlant de l’enquête policière, qui traînait, selon elle, la mère sortit rapidement un album de photos. Le contraste entre Sarah et sa jeune sœur ne pouvait être plus frappant. Autant Sarah était quelconque, petite, cheveux frisés coupés courts, yeux bruns de fouine, avec un nez qui se terminait par une curieuse boule, autant sa demi-sœur était une enfant magnifique, cheveux longs, visage fin, corps gracile. Cinq ans. Dix ans de différence avec Sarah. Le motard était le père de cette enfant.
— Et votre ex-conjoint, le père de Sarah ? Êtes-vous toujours en contact avec lui ?
— Il a décrissé depuis longtemps, répondit Marie-Ève Tremblay. Il voulait pas d’enfant. Je me suis arrangée toute seule. Mais là, j’ai Patrick.
Elle leva des yeux amoureux vers le motard. Qui considérait la scène, debout, les bras croisés, le regard dur. Position exacte du garde du corps.
— Madame Tremblay, si je suis ici, c’est pour vous demander quelque chose. Mon journal veut que j’aille passer du temps à l’école de votre fille afin de raconter, le plus exactement possible, ce qui l’a poussée à commettre ce geste. J’ai besoin de votre accord.
— Tabarnak, cette école-là, c’est une gang de pourris. On leur avait dit que Sarah allait pas. Ils ont rien fait. C’est de leur faute si Sarah s’est tuée. J’espère qu’ils l’ont sur la conscience. La directrice est une vraie sans-cœur.
Lancée dans une diatribe contre l’école, la mère était passée à côté de sa question.
Marie revint à son point, aussi délicatement qu’elle le put.
— Oui, je comprends qu’il y a eu de gros problèmes à l’école. C’est pour ça que je voudrais aller passer quelques jours là-bas, parler à la direction, aux profs, aux élèves. Mais pour ça, j’ai besoin de votre accord. Ils ne me laisseront pas entrer sans ça.
La mère la considéra avec une méfiance nouvelle.
— Je pensais que vous vouliez juste nous parler pour écrire votre article.
— Oui, bien sûr, on va se parler. Mais je voudrais aussi aller passer quelques jours à l’école, vous comprenez. C’est tout de même là que sont survenus les problèmes de votre fille.
— Qu’est-ce que t’en penses, Pat ? demanda la mère en levant les yeux vers le motard.
— En fait, vous voulez brasser de la marde, résuma-t-il brutalement en s’adressant à la journaliste.
— Sarah a été intimidée à l’école. C’est le cas de plusieurs enfants, dans bien des écoles du Québec. Tout ce que je veux, c’est raconter son histoire pour que ça puisse servir à d’autres, répliqua fermement Marie.
Le gros motard la regardait, d’un air dubitatif.
— Sarah est morte, monsieur Demers. Si on prévient d’autres histoires semblables, ailleurs, peut-être qu’ainsi elle ne sera pas morte pour rien. Et vous, personnellement, n’aimeriez-vous pas savoir ce qui s’est réellement produit à l’école ? Si vous m’autorisez à passer quelques jours au collège, je vous promets que vous saurez ce qui est vraiment arrivé à Sarah. Pourquoi, précisément, elle a fait ça.
— Personne va vouloir vous parler, dit le motard.
Il avait desserré les bras, enregistra Marie. Il faiblissait. Elle jeta un coup d’œil à la mère. Ses yeux étaient pleins d’eau. Elle acceptait.
— Faites-moi confiance, monsieur Demers, dit la journaliste en le regardant droit dans les yeux. Je pense avoir un certain talent pour faire parler les gens.
Le motard regarda la mère de Sarah.
— C’est ta fille. Fais ce que tu veux, dit-il.
Il tourna les talons et claqua la porte de la maison mobile.
Marie-Ève Tremblay la regarda, puis prit place à ses côtés. Marie sortit son carnet de notes.